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Le yoga comme discipline de vie : les cinq Niyamas

08/03/2017 | La chronique de Jacques de Coulon

Au nombre de cinq, les Niyamas constituent la deuxième étape des Yoga-Sutras de Patanjali. On les traduit par « règles de vie » ou « observances pour soi-même ». Dans le Manuel du yoga à l’école écrit avec Micheline Flak nous avons intitulé notre chapitre 2 ainsi : Éliminez toxines et pensées négatives ! La règle de base sous-tendant les quatre autres, c’est tapah, la « pratique intense » qui implique un travail régulier sur soi. « Une once de pratique vaut mieux que des tonnes de théories » répétait Shivananda, le Maître de Swami Satyananda. Cet entraînement quotidien est aussi valable pour le yoga à l’école. Au RYE, nous ne préconisons pas simplement des recettes applicables en certaines circonstances. Nous proposons une constance dans la pratique, seule condition pour vraiment progresser. Outre tapah, les Niyamascomprennent quatre autres volets : la propreté ou purification (shaucha), la connaissance de soi (svâdhyâya), le contentement (santosha) et l’abandon à un modèle plus grand que nous (Îshvarapranidhâna). En une phrase, il s’agit de se désencombrer pour mieux se connaître et réorienter positivement sa vie en cessant de nous cramponner à notre ego. Vaste programme ! Comment l’exercer dans l’éducation ?

Les grands nettoyages : se désencombrer

Shaucha qui se traduit par « propreté » ou « pureté » concerne à la fois le corps et le mental. Sur le plan physique on décrassera les articulations, comme disent les sportifs, mais en pleine conscience. Tel est le but des pawanamuktasanas (rotations des poignets, des épaules, des chevilles…) que l’on trouve dans nos livres de yoga et que nous avons nommés « les nettoyages de la maison ».

Sur le plan mental, on se débarrassera des obsessions et des fausses opinions, bref de tout ce qui empêche notre esprit de « souffler où il veut ». C’est aussi la première démarche de René Descartes dans ses Méditations : « Une fois dans ma vie, écrit-il, il fallait me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues. » Plotin, lui, nous compare à un bloc informe dans lequel nous sommes appelés à sculpter notre statue : « Fais comme le sculpteur ; il enlève, il gratte, il polit jusqu’à ce qu’un beau visage apparaisse. Toi aussi enlève ce qui est de trop. ».

Je demande souvent à mes élèves quel est concrètement ce superflu qui les encombre et les empêche de trouver leur vraie forme. Tchouang-tseu se sert d’une autre image : celle du miroir, symbole de notre esprit, qu’il faut nettoyer car il est taché. À quoi correspondent ces taches ? Ensuite, pour atteindre la sérénité (la « sagesse du miroir » disent les Tibétains), on prend conscience que « le miroir n’est pas affecté par les formes qu’il reflète. » Tout comme notre esprit ! Le yoga dégage en nous un ciel intérieur, une source cristalline de conscience qui n’est pas troublée par les vicissitudes extérieures. Voici un exercice pour découvrir cette statue, ce miroir ou ce ciel. Il s’appelle « la respiration purifiante » :

Assis, dos droit et yeux clos, prenez conscience de tout votre corps dans l’espace, des pieds à la tête, puis de votre souffle au niveau du ventre.
Croisez les avant-bras sur la poitrine, main droite sur l’épaule gauche et vice-versa.
Inspirez par le nez en levant les coudes et les bras à l’horizontale, sans les décroiser.
Expirez par la bouche et par saccades en abaissant les bras, l’air jaillissant de votre plexus solaire où vous avez placé votre conscience. Refaites trois fois cette pratique.
Décroisez les bras, posez les mains à plat sur les cuisses et observez le va-et-vient de l’air dans les narines. Allongez maintenant le souffle en respirant toujours par le nez. À l’inspiration, vous vous remplissez d’une lumière blanche venue des hauteurs et que vous diffusez dans tout votre être, notamment dans votre cerveau. En expirant, vous expulsez de la fumée noire vers le bas. Elle représente vos pensées négatives, vos tracas et vos entraves que vous confiez à la grande sphère de la Terre pour les dissoudre. Répétez plusieurs fois cette respiration lente et douce. À la fin, visualisez votre voûte crânienne sous la forme d’un ciel d’azur sans nuages ou d’un firmament peuplé d’étoiles.
Reprenez conscience de votre corps avant d’ouvrir les yeux.
La connaissance de soi : trouver sa vraie identité

Svâdhyâya, la connaissance de soi (ou du Soi) est la pratique de base du jnana yoga d’un grand Maître comme Ramana Maharshi. Ou des écoles grecques de sagesse. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux » était-il inscrit sur le fronton du temple de Delphes. Attention ! Il ne s’agit pas ici d’une connaissance conceptuelle ou intellectuelle mais bien d’une pratique précise qui commence par un dépassement des identités préfabriquées, comme le souligne Iskandar de Balkh si souvent cité par mon Maître Hamid Bey : « Tu prendras peu à peu conscience, par une pratique quotidienne, que ce que tu imagines être toi est en fait un amalgame de croyances qui t’ont été inculquées par d’autres : ce n’est pas toi. » 

Le poète René Daumal lui fait écho : « Que suis-je ? Tu apprendras à rire ou à pleurer de tout ce que tu croyais être toi-même : ton aspect physique, ton humeur, ta position sociale, ton opinion, ton talent…. ». Qui suis-je ? Telle était l’unique question inlassablement posée par Ramana Maharshi à ses interlocuteurs. Dans cette optique, voici un exercice que je pratique avec des adolescents :

Au centre d’une feuille blanche, notez la question « qui suis-je ? » ou simplement « je suis » puis au bout de flèches rayonnant autour de ce point d’ancrage, écrivez tout ce qui vous vient à l’esprit, sans ordre précis.
Passez en revue ce que vous avez inscrit, en visualisant chaque aspect de vous-même intérieurement. Classez ensuite vos identités par catégories : les fonctions (présidente de classe, élève de troisième…), les appartenances à une collectivité (club, famille, pays, religion…), les qualités et défauts, les simples étiquettes comme le nom. Essayez ensuite de hiérarchiser ces identités par ordre d’importance : amie de X passe sans doute avant votre goût du chocolat.
À la fin, reposez-vous la question « qui suis-je ? ». Vous constaterez que vous êtes un composé unique d’appartenances et de rôles multiples que vous jouez. Vous êtes incontestablement PLUS que la somme de toutes ces identités endossées. Qui est ce PLUS ? Qui est le metteur en scène, le génie propre qui fait de vous ce que vous êtes : une personne unique ?
Pour Ramana Maharshi, en amont de ces rôles se trouve une source de présence et de conscience inaltérable. « Personne ne peut nier le fait qu’il est, affirme-t-il. Vos identités sont éphémères mais vous êtes éternels. Pouvez-vous imaginer un seul instant où vous n’êtes pas ? » C’est exactement à la même conclusion que parvient Descartes dans ses Méditations : « Je suis, j’existe, au-delà de toutes les illusions et vicissitudes ». Cette intuition de l’être se vit et s’expérimente au terme d’un inventaire des identités et d’un dépouillement. On peut faire ressentir cette source à nos élèves.

Le contentement : réorienter positivement sa vie

Santosha, le contentement, se réfère bien sûr à la pensée positive et à la pratique du sankalpa, cette courte résolution que l’on se répète dans le yoga nidra et qui est destinée à germer comme une graine pour transformer la vie. Nous en avons parlé au chapitre 2 de notre livre Le Manuel du yoga à l’école. J’aimerais ici me référer à deux écoles de yoga de Grèce antique : celle d’Epictète et celle d’Epicure.

Le stoïcien Epictète propose d’abord d’opérer un tri entre ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas. Les événements extérieurs comme le temps qu’il fait ne relèvent le plus souvent pas de moi. Par contre le jugement que je m’en fais et ma façon de réagir dépendent de moi. Face à la pluie, je peux soit me plaindre, soit au contraire me réjouir de l’opportunité de rester chez moi pour lire. « Qu’est-ce qui est à toi ? demande Epictète. L’usage des représentations. » Et d’ajouter que « toute situation a deux prises, l’une par laquelle on peut la porter, l’autre non. » J’ai souvent enseigné cette méthode à mes élèves, par exemple lors de la préparation du bac.

Sur deux colonnes, notez à gauche ce qui dépend de vous (votre travail, la vision positive de l’examen à venir et de l’aisance avec laquelle vous traitez le sujet…) et à droite ce qui ne relève pas de vous (la question, l’humeur de l’examinateur…).
Concentrez-vous sur la colonne de gauche puis, après avoir pris conscience de votre corps et de votre souffle, vivez pleinement et positivement sur la scène de l’esprit, votre cheminement jusqu’au bac puis le passage de l’épreuve. Sollicitez tous les sens intérieurs ! Vous vous voyez en train de réviser la matière avec un camarade qui vous stimule, vous entrez sereinement dans la salle d’examen, tirez une question que vous maîtrisez, enfin vous voici en train de recevoir votre précieux Diplôme… Bref, vous planifiez le terrain en vous comme le champion de ski qui descend la pente intérieurement en surmontant tous les obstacles avant de s’élancer réellement.
Epicure, lui, nous invite à une sobriété heureuse et à nous contenter de ce qu’on a. Pour y arriver, il nous pousse lui aussi à faire un tri entre trois types de désirs : les désirs naturels et nécessaires qui renvoient aux besoins vitaux (se nourrir, se cultiver…), les désirs naturels mais non nécessaires comme l’envie d’un repas raffiné et les désirs qui ne sont ni naturel ni nécessaires comme la cupidité sans limites ou le goût immodéré du pouvoir. D’où l’exercice suivant consistant à faire un tableau en trois colonnes correspondant aux trois sortes de désirs énoncés ci-dessus. Les élèves notent des exemples concrets dans chaque colonne. Puis ils se posent ces questions : quelle est la colonne la plus remplie ? Quel est le type de désir qui domine mon existence ? Ils visualisent ensuite les désirs vraiment naturels et nécessaires. En existe-t-il d’autres qu’ils pourraient développer ? Telle est la voie vers la simplicité.

Notons que shaucha (le nettoyage, le tri) précède santosha (le contentement), tant chez Epictète que chez Epicure.

Le lâcher-prise : s’abandonner à un modèle

Françoise Mazet qui présente les Yoga-Sutras aux éditions Albin Michel traduit Îshvarapranidhâna par « lâcher-prise ». Il s’agit d’un dépassement de l’ego qui s’agrippe à ses prises, d’une déposition du petit moi voulant faire sa place au soleil quitte à marcher sur autrui, comme le dit Emmanuel Levinas : « Il faut non pas se poser mais se déposer, faire un acte de déposition de la souveraineté par le moi ».

S’abandonner, oui, mais à quoi ou à qui ? Toutes les traditions, y compris la culture républicaine laïque, soulignent l’importance des modèles. Les chrétiens ont leurs saints, les bouddhistes leurs boddhisattvas, les grecs et les républicains leurs héros. Nous voici appelés à marcher sur les traces de ces personnalités remarquables, voire à les prendre comme supports de méditation. « Fixe-toi dès à présent un modèle » nous conseille Epictète et « en chaque circonstance, demande-toi ce qu’il ferait. » Lui a choisi Socrate. Au 20e siècle, le philosophe Henri Bergson, l’ami de Jean Jaurès, parle de « pédagogie de l’imprégnation ». On s’abandonnera au grand homme « en lui emboîtant le pas, en adoptant ses gestes et ses attitudes » précise Bergson. Au RYE, nous traduirons donc Îshvarapranidhâna par « abandon à un modèle ».

J’ai souvent pratiqué avec mes élèves cette identification au modèle. Chacun choisit le sien et certains peuvent être des personnes toutes simples : un grand-papa dévoué à sa famille, une tante infirmière ou un balayeur de rue poète. Dans un premier temps, l’élève se représente son modèle avec tous ses sens : il visualise son  visage, ses gestes, écoute ses paroles, lui serre la main… Ensuite, il fusionne avec son modèle en se mettant à sa place et en agissant à travers lui. Cette pratique de l’admiration n’est-elle pas essentielle dans l’éducation ? Dans « admiration », nous retrouvons le mot « miroir ». L’élève s’élève en réfléchissant son modèle dans son miroir intérieur.

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