Lorsqu’on évoque le mot « yoga », beaucoup de gens imaginent un sage en position du lotus, retiré au fond d’une grotte, les yeux fermés. Cette image d’Epinal correspond peut-être aux ermites de l’Himalaya mais elle ne rend absolument pas compte de ce qu’est réellement le yoga : une science de la conscience qui nous relie à notre nature profonde mais aussi à autrui, comme l’indique la racine sanscrite yug signifiant jonction (d’où dérive le verbe latin jungere : joindre).
Loin de fuir le monde, le pratiquant du yoga apprend à vivre en harmonie avec son entourage. Le yoga ne se résume pas non plus à des postures parfois acrobatiques, inaccessibles au commun des mortels ! Il nous aide surtout à pacifier nos émotions et notre mental, pour avoir des relations plus sereines. Avant d’être une école de souplesse, c’est un apprentissage de la liberté intérieure et de l’entraide, comme le souligne la Bhagavad-Gîta : « Agis n’ayant en vue que la solidarité » (V.8). C’est ce que nous avons toujours enseigné au RYE et nous allons voir que le yoga tel que nous l’envisageons s’avère être une excellente éducation à la citoyenneté.
De nombreux spécialistes, politologues, historiens ou sociologues, s’accordent à dire que nos démocraties sont aujourd’hui en grand danger. De l’extérieur, elles sont menacées par des impérialismes autoritaires basés sur la fascination de l’homme fort, ou par des régimes religieux intégristes. À l’intérieur, des tendances néofascistes ressurgissent mais surtout les futurs citoyens se trouvent manipulés sur des réseaux dits sociaux mais devenant très souvent asociaux et porteurs de haine en propageant de fausses informations. Notre esprit se trouve alors colonisé par des contenus qui étouffent sa faculté de réflexion. La démocratie n’aura-t-elle été qu’une brève lueur passagère dans un monde dominé par la « loi » du plus fort ?
D’où l’urgence d’une éducation capable de former des citoyens aptes à résister à toutes ces dérives. Il ne s’agit pas simplement d’enseigner à nos élèves des théories sur la façon de cohabiter mais bien de leur proposer de les vivre dès le plus jeune âge, dans le cadre d’une classe, société en miniature. Tel est le rôle de l’école : elle devrait demeurer un lieu préservé des violences et des manipulations. Un lieu où l’on cultive l’esprit critique et la solidarité. Cet enseignement nous paraît au moins aussi important que celui des mathématiques, des langues ou des sciences. Le yoga sera une aide essentielle.
Comme le disait Emmanuel Kant et les penseurs des Lumières qui ont inspiré nos républiques, la démocratie libérale se fonde essentiellement sur deux piliers :
1. La lucidité du citoyen capable de voter en connaissance de cause, donc apte à penser par lui-même en pesant le pour et le contre d’une proposition : sans cette autonomie intérieure, royaume des « idées claires et distinctes » de Descartes, nous ne ferons qu’obéir aveuglément à des slogans flattant nos pulsions, souvent les plus primitives.
2. La coexistence des libertés basée sur le respect de l’autre : une société démocratique ne peut pas se fonder sur la simple liberté de faire ce que je veux, quand je le veux car j’agirais au détriment d’autrui et nous tomberions dans la barbarie, comme nous le voyons en maints endroits. Dans une démocratie, ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui. L’Etat n’a pas à m’imposer telle façon de vivre ou telle religion (principe de laïcité) sinon nous tomberions dans la tyrannie, mais il peut m’obliger à prendre la liberté d’autrui en compte, ne serait-ce qu’en m’obligeant par exemple à m’arrêter à un feu rouge ! Telle est la base de l’état de droit.
Or il se trouve que ces deux piliers correspondent exactement à deux valeurs fondamentales du yoga : viveka, le discernement qui permet de résister aux propagandes mensongères et ahimsa, la non-nuisance source du respect de l’autre et condition d’un développement de l’empathie. Nous enseignons ces deux principes au RYE depuis des dizaines d’années. Et surtout : nous apprenons aux élèves à en faire l’expérience, à les vivre.
Comme l’écrit Ramakrishna, viveka est « la discrimination entre le réel et l’irréel », la capacité de distinguer le vrai du faux. Avouons qu’à l’ère des fake news, ces informations fallacieuses qui pullulent sur Internet, le développement de cette faculté de discernement devrait être une priorité absolue dans l’éducation. Elle conditionne tout simplement le bon fonctionnement de nos démocraties.
Dans le yoga, viveka présuppose la capacité de distanciation, de prendre de la hauteur par rapport à l’immédiateté d’une information souvent excitante ou choquante. Nous nous y enfermons et elle entraîne une dérive émotionnelle. Bref, plus la nouvelle est sensationnelle, plus elle a d’impact et moins nous sommes à même de prendre du recul. Dans ces cas-là, Simone Weil nous compare à un marcheur en montagne immobilisé dans un pâturage clôturé. Il ne voit qu’une petite partie de la réalité : il bêle avec les moutons dans un enclos. Mais s’il se met en mouvement et grimpe la pente jusqu’à la cime, il aura un point de vue beaucoup plus large : un ruisseau, des forêts, un lac au loin… « Il s’agit de s’élever jusqu’à un point transcendant, suffisamment haut pour permettre une vision simultanée des phénomènes ».[1]
Simone Weil exhortait souvent ses élèves à « monter sur leur montagne intérieure ». C’est alors que nous changeons de plan de conscience. Dans le yoga, il s’agit de développer « le témoin en nous », en sanscrit sakshin. L’exercice de base est celui de l’observateur : on se contente d’être témoin de son souffle ou de toutes les perceptions qui défilent en nous.
1. Assis sur votre chaise, dos droit, fermez les yeux et détendez vos paupières.
2. Sentez les différentes parties de votre corps de bas en haut : pieds ; genoux ; fessiers ; mains ; bras ; épaules ; cou ; tête ; tout le corps dans l’espace de la salle.
3. Observez maintenant votre souffle, sans le modifier : j’inspire, j’expire… Si une pensée parasite vient, ce n’est pas grave. Vous la laissez pour revenir à la respiration.
4. Regardez ensuite la légère luminosité qui filtre à travers les paupière dans l’espace frontal, derrière vos paupière détendues.
5. Enfin, postez-vous au sommet de votre « montagne intérieure » et soyez témoin des perceptions qui se présentent à vous : la pensée d’un ami, un bruit de voiture dans la rue, un souvenir de vacances sur une plage… Ne cherchez pas à vous concentrer sur quoi que ce soit. Laissez venir. Ne vous arrêtez pas non plus sur la représentation et ne tentez pas non plus de la chasser : laissez-là simplement passer devant vous.
6. Revenez aux sensations de votre corps avant d’ouvrir les yeux.
N.B. : en pratiquant cet exercice, vous constaterez que le flux des perceptions a tendance à ralentir. Il est possible d’ailleurs de ne pratiquer que le point 3 (observation du souffle) ou que le point 5 (prise de conscience du défilé des perceptions quelles qu’elles soient). Cette pratique est la base de la clarté mentale menant à viveka, au discernement.
J’ai très souvent pratiqué cet exercice avec mes élèves en leur demandant simplement, durant 5 minutes, d’observer leur souffle mais surtout le passage de leurs perceptions. Il s’agit de prendre du recul pour s’observer soi-même, comme le préconisait Gurdjieff : « Pour arriver à vraiment s’observer, il faut d’abord se rappeler soi-même. Alors mon attention est dirigée à la fois vers l’objet observé et vers moi-même qui l’observe. »[2] Bref, le moi se dédouble pour se regarder fonctionner : il y a un « Grand moi » au sommet de la montagne témoin d’un petit moi en pleine action guidé par une pulsion au fond de la vallée. Cette faculté de dédoublement du moi est l’apanage de la conscience de soi. Elle seule nous permet d’avoir « des idées claires et distinctes » (Descartes) pour mieux penser par soi-même et discerner le vrai du faux.
Gurdjieff préconisait à ses élèves le célèbre exercice du stop pour mieux prendre conscience de telle ou telle situation. Ainsi, à tel moment, j’immobilise le flux de mes actions et de mes perceptions. J’arrête le film de mon existence. Je presse le bouton « pause » et je regarde la scène en spectateur. On peut pratiquer cet exercice en toute circonstance : chez soi, sur une terrasse de café ou en classe avec ses élèves. On prononce le mot « stop » en leur demandant de tout arrêter et de prendre conscience de l’instant présent et de la perception du moment. Instituteur, j’ai aussi proposé le « stop » au cours de sport : les élèves s’immobilisent soudain. Ils interrompent aussi le film de leur pensées en se focalisant sur la dernière. On reste ainsi figé durant une trentaine de secondes puis on remet en marche le cours de la vie.
Ne serait-il pas hautement souhaitable d’enclencher ce « stop » à l’instant où nous nous apprêtons à injurier l’autre, voire à le frapper ? Tout s’arrête alors. Le « stop » n’est-il pas un excellent antidote à la violence ? Encore faut-il être capable de la voir monter en nous, ce qui présuppose la distanciation et le rappel de soi : suis-je vraiment cette personne en train de voir rouge ?
Après ces entraînements d’observation de soi et de pacification de l’esprit, on suivra ce conseil de Simone Weil : « Lorsque tu as une opinion, regarde à quel point son contraire est aussi vrai ». Prenons par exemple la question du renvoi des criminels étrangers sur laquelle nous avons voté en Suisse. Faut-il oui ou non les expulser dans leur pays d’origine ? Avant de se décider, on tracera deux colonne et l’on notera les arguments pour et contre. Cette façon de procéder présuppose une distanciation de nos émotions et devrait s’exercer en classe dès la plus tendre enfance.
Littéralement, le mot sanscrit ahimsa signifie non-nuisance. On le traduit aussi par non-violence ; il fut le principe de base guidant les actes de Gandhi. Ahimsa est aussi la première valeur à observer dans les règles de vie au début des Yoga-sutras. « Elle contient toutes les autres » précise Patanjali et elle se base sur l’unité profonde du genre humain, comme l’affirme la Bhagavad-Gîta par l’image du collier de perles : tous les êtres forment un collier de perles reliées entre elles par un fil d’or. Chaque personne est à la fois unique, donc infiniment précieuse (la perle) mais aussi unie par l’intérieur à toutes les autres. S’il arrive quelque chose à l’une d’elle, c’est l’ensemble du collier qui s’en trouve affecté. Cette solidarité de destin se retrouve dans l’idée de fraternité si chère aux révolutionnaires français et inscrite au fronton de nos mairies.
Il ne suffit cependant pas de faire de grands discours sur ahimsa et le respect de l’autre pour faire naître la fraternité. Ni la parole, ni même la compréhension intellectuelle de cette notion ne suffisent. Ahimsa ne doit justement pas rester un concept mais bel et bien s’incarner dans notre quotidien. Il s’agit certes d’en comprendre le sens mais surtout de vivre ce respect fraternel autour de nous. « Une once de pratique vaut mieux que des tonnes de théories » affirmait Sivananda qui propagea le yoga en Occident.
Nous proposons donc un entraînement précis au respect d’autrui. Il passe par des exercices d’écoute et d’empathie, comme celui-ci :
Les élèves se mettent par groupe de deux et commencent par observer quelques instants leur souffle ou leurs perceptions (cf. exercice 1) pour clarifier leur esprit.
1. L’un des deux élèves ferment les yeux et se met à l’écoute de l’autre qui lui énumère par exemple dix noms d’animaux, lentement. Dès que le mot est prononcé il laisse apparaître l’animal sur son écran mental, le plus nettement possible. On inverse ensuite les rôles.
2. Même exercice mais chacun raconte à son tour une histoire qui le concerne, par exemple le récit de ses dernières vacances. L’autre vit intérieurement le récit de son camarade en se mettant mentalement à sa place, comme si cela lui arrivait personnellement. On change ensuite de rôle.
3. On peut même essayer une pratique de transmission de pensées. Un élève est l’émetteur, l’autre le récepteur. Les deux ont les yeux fermés et l’esprit détendu. L’émetteur pense fortement à un animal (ou à un ami commun) en le visualisant très clairement dans son environnement, en prononçant mentalement son nom, en écoutant le son produit, voire en le touchant sur sa scène intérieure… L’élève récepteur, lui, ne pense à rien, il est totalement disponible et laisse apparaître la représentation d’un animal. Si rien ne vient ou s’il se trompe, pas de problème. L’important est d’être pleinement tourné vers l’autre.
Il existe d’innombrables pratiques d’écoute. J’ai souvent organisé des débats sut tel ou tel sujet avec mes élèves mais avec un protocole rigoureux : avant d’exposer son point de vue, l’élève doit résumer celui de l’autre qui l’a précédé. Chacun se trouve ainsi obligé d’écouter vraiment les diverses opinions, à l’inverse de nombreuses joutes verbales à la télévision où de pseudo-interlocuteurs martèlent leurs arguments sans se préoccuper le moins du monde de ceux des autres.
On favorisera aussi l’entraide entre les élèves, chacun devant se sentir responsable des autres. Par exemple, un bon élève en mathématiques aidera un autre en difficulté dans ce domaine. Cet autre, parlant couramment l’anglais, pourra proposer au premier des conversations dans la langue de Shakespeare… Et quand un élève est malade, les autres devraient se sentir concernés, prendre de ses nouvelles, l’aider à rattraper la matière à son retour… Une classe n’est pas simplement une somme d’individus enfermés dans leur bulle. Elle est bien PLUS. Et ce PLUS, c’est la solidarité entre les élèves, l’entraide dont ils font preuve. Bref, notre fraternité républicaine !
Quel rapport avec le yoga, me direz-vous ? Mais justement, le yoga, comme nous l’avons vu, signifie « jonction », « lien ». Son avantage par rapport à l'enseignement classique focalisé sur l'intellect est de passer par le corps et il propose des pratiques pour sentir en soi ce respect, pour réaliser ahimsa.
[1] Simone Weil, La pesanteur et la grâce, Paris, Plon, 1988, p.116.
[2] Ouspensky, Fragments d’un enseignement inconnu, Paris, Stock, 1987, p.175.