Retour

Chroniques des fondateurs

Yoga et santé mentale des jeunes

par Jacques de Coulon

Retisser des liens

Selon une enquête de l’UNICEF, « un tiers des jeunes entre 14 et 19 ans ont déclaré connaître des problèmes psychiques et un sur onze aurait tenté de se suicider ».[1] On retrouve ces chiffres alarmants dans la plupart des pays. La cause principale ? La solitude, notamment à la suite des confinements répétés dus au virus. « Les jeunes restent seuls avec leurs problèmes » constate l’UNICEF. De plus, les perspectives futures ne sont guère radieuses si l’on songe aux crises actuelles.

Aristote définit l’être humain comme un animal appelé à vivre en communauté. Sans lien social, il dépérit. Les Upanishads de l’Inde expriment cette vérité de manière imagée : nous sommes des étincelles émanant du Feu primordial. Si nous perdons contact avec le foyer ou avec les autres parcelles de lumière, nous voici réduits en cendres. Des spécialistes focalisés sur l’épidémie ne font que prôner des restrictions à répétition. Ne s’attaquent-ils pas à l’humanité-même de l’humain, au sens aristotélicien ? Ce n’est pas un hasard si nous avons vu le nombre de dépressions exploser, notamment chez les jeunes.

L’épidémie nous a aussi contraint au télétravail comme aux cours à distance par écrans interposés. Mais l’écran, par définition, n’est-ce pas ce qui fait écran, ce qui empêche le contact direct avec autrui aplati dans un univers à deux dimensions ? Le monde virtuel se rétrécit à l’audiovisuel : on ne peut ni toucher, ni sentir, ni goûter ce que nous montre notre vis-à-vis. Beaucoup d’étudiants soumis à un tel régime ont mal digéré l’enfer de l’enseignement « en distanciel », loin du ciel de la présence réelle.

La santé mentale dépend des liens que nous tissons : avec les autres, avec la nature mais aussi avec notre soi profond, source de sens. La lutte contre le mal-être des jeunes passe par un rétablissement de ces liens, sans lesquels la vie s’assèche. Or tel est le sens du mot « yoga » qui dérive de la racine sanscrite yug, ayant donné le verbe latin jungere, signifiant joindre, relier. Yoga peut donc se traduire par « lien ». Les diverses étapes des Sutras de Patanjali visent toutes à créer des liens : avec les autres (yama), avec son corps (asana), avec le souffle de vie (pranayama), avec soi-même pour redonner une direction à son existence en se fixant des objectifs (pratyahara, dharana). 

Se relier aux autres en multipliant les identités et les appartenances

On s’enferme trop souvent dans un très petit nombre de rôles auxquels on s’identifie et dans lesquels on place toute notre énergie. On oublie alors le large éventail de notre être et de ses possibilités. Notre vie se rétrécit comme une peau de chagrin. Mais nous sommes bien plus que ce que nous croyons être, comme le suggère Rimbaud : il s’identifie au « saint en prière sur la terrasse », au « savant dans un fauteuil sombre », au « piéton de la grande route », au « valet suivant l’allée dont le front touche le ciel »…[2]

Exercice : la fleur des identités

Dessinez la « fleur de vos identités ». Tracez un cercle au milieu d’une feuille blanche puis formez tout autour de multiples pétales. Dans le rond central, collez une jolie photo de vous puis inscrivez vos différentes identités dans chacune des pétales. Par exemple : votre amitié avec X, votre appartenance à tel club de sport, votre statut d’étudiant dans telle école... Coloriez aussi cette fleur dans les teintes de votre choix ! Faites ensuite mentalement le tour de toutes ces identités en visualisant clairement toutes les relations que vous entretenez avec autrui à travers ces rôles.

Enfin, posez vous cette question : pourrais-je ajouter des pétales à ma fleur ? Si oui, lesquelles ? Ma fleur peut encore grandir. Dessinez au crayon ces identités potentielles.

Un composé d’appartenances diverses apprêté à notre manière : voilà ce que nous sommes. Un composé exceptionnel, à nul autre pareil. La qualité de notre individualité est proportionnelle à la richesse de nos appartenances, comme le souligne l’écrivain Amin Maalouf, l’un de mes condisciples au Collège de Jamhour, au Liban : « Plus les appartenances que je prends en compte sont nombreuses, plus mon identité s’avère spécifique et riche. Aucune personne au monde ne partage toutes mes appartenances»[3]. L’une des clés pour sortir de la déprime consiste donc à multiplier les affiliations en s’engageant dans telle association caritative, sportive ou autre.

Au Collège de Jamhour que je viens d’évoquer, nos professeurs pratiquaient une pédagogie de l’admiration. Ils nous invitaient à lire la biographie d’une personne à prendre comme modèle, par exemple la vie d’un saint (nous étions dans un établissement jésuite !) mais aussi celle d’une grande figure de l’histoire. J’avais choisi pour ma part saint François d’Assise, Gandhi et Churchill. Il s’agissait ensuite de s’y identifier en visualisant des épisodes de sa vie auxquels nous participions mentalement, avec tous nos sens intérieurs. On pourrait refaire l’exercice ci-dessus en dessinant la « fleurs des identités admirées » et en se demandant quelles sont les qualités de chacune que nous souhaitons acquérir. 

J’ai refait cet exercice avec mes élèves en leur demandant de noter les modèles qui les inspiraient le plus. Certains firent appel à des personnes très simples : le grand-père, la voisine du dessus s’occupant des enfants du quartier, la postière si serviable…

Se relier au corps et aux sensations

L’anxiété et la dépression sont entretenues par le ressassement des pensées. Elles tournent dans le ciel intérieur comme des oiseaux de mauvais augures avant de s’abattre sur nous pour dévorer notre énergie vitale. Comment lutter contre cette hypertrophie négative d’un mental squatté ? En revenant dans le corps et les sensations présentes. 

Pour ne pas broyer du noir, le meilleur remède consiste à prendre conscience du corps, notre pôle terre. Comme la prise de terre, il nous évite de disjoncter. Toutes les postures de yoga, pratiquées en pleine conscience, seront d’une grande aide. Mais il suffit de pratiquer la « rotation de la conscience » du yoga nidra. D’où l’exercice suivant :

Exercice : habiter la maison du corps

1.    Assis sur votre chaise, mains posées sur les cuisses, redressez le dos, rentrez légèrement le menton et détendez le visage et les épaules.

2.    Prenez conscience du corps de bas en haut en répétant mentalement la partie visitée, dans l’ordre suivant : plante des pieds sur le sol ; mollets ; genoux ; fessiers ; bas du dos ; paumes des mains ; poignets ; coudes ; épaules ; tout le dos ; cou ; nuque ; mâchoires ; lèvres ; langue dans la bouche : joues ; oreilles ; yeux ; bout du nez ; front ; dessus de la tête ; toute la tête ; tout le tronc : les deux bras ; les deux jambes ; les deux pieds ; tout le corps.

3.    Après avoir rouvert les yeux, inspirez en étirant les bras au-dessus du crâne avant d’expirer en les reposant devant vous.

Pour dissiper l’angoisse, comme le dit le poète René Daumal, on peut se contenter d’observer ses manifestations corporelles en lâchant prise : « Une certaine nuit, une idée merveilleuse m’est venue : au lieu de subir cette angoisse, tâcher de l’observer, de voir où elle est, ce qu’elle est. Je vis alors qu’elle était liée à une crispation de quelque chose dans le ventre, et un peu sous les côtes, et aussi dans la gorge. Je m’efforçai de me relâcher, de détendre mon ventre. L’angoisse disparut »[4]. La prise de conscience de la respiration au niveau du ventre puis son allongement seront également d’une grande efficacité.

Il est un autre lien que l’homme a coupé depuis longtemps : le contact avec la nature devenue champ d’exploitation. Retranché dans des quartiers bétonnés, haut perché dans son ego, tel un oiseau de proie, l’humain a piraté le logiciel du monde, le détournant de son rythme. Abandonnant la contemplation, il s’est lancé dans une course effrénée vers la croissance du profit. 

Renouer avec la nature nous fait sortir de notre tour d’ivoire et de nos divagations mentales qui tendent à empester l’atmosphère. Les pensées négatives qui polluent l’esprit seront balayées par une promenade en forêt. À une condition : que nous ouvrions pleinement nos cinq sens aux stimuli extérieurs : ces fleurs sur le bord du chemin, le chant des oiseaux, les senteurs de ce sous-bois, les caresses du vent sur le visage… Ce bain de sensations nous lavera de nos soucis. 

Se relier à soi (au Soi) pour redonner du sens à sa vie en se fixant des objectifs

Notre époque se caractérise par une pléthore de moyens, notamment technologiques, mais aussi par un manque de buts et de projets. Nous voici sommés de consommer mais pour quoi faire ? Nous croulons sous une avalanche d’informations et de matériaux mais nous n’avons guère de perspectives face à un avenir qui paraît s’assombrir. Pensons à la crise climatique, à la guerre en Ukraine ou aux épidémies récurrentes. Devant le ressenti de ce « no future », beaucoup vivotent au jour le jour en suivant les lois du marché ou émigrent dans les cybermondes. Au lieu de se relier à leur centre profond, source de sens, ils se dissipent en s’extravertissant à outrance et tombent fréquemment dans la déprime après la gueule de bois. 

Pour sortir de cet état, il apparaît capital de se donner des buts et de s’engager activement pour les réaliser. Oui, mais comment ? Srdja Popovic, stratège de la non-violence, propose d’abord d’apprendre à visualiser l’objectif dans ses moindres détails, qu’il compare à un œuf d’oie : « Vous devez commencer par imaginer le produit fini, partir de votre objectif et revenir pas à pas en arrière. » Et de préciser : « Quand j’imagine ma future carrière, je ne vois pas seulement mon nom sous les projecteurs. Je vois la scène où je joue, je vois les membres de mon groupe et le genre de public que j’aimerais ».[5] Popovic nomme cela « planification à séquence inversée ». On commence par se représenter très clairement ce que nous voulons atteindre en s’y impliquant puis on remonte jusqu’au moment présent en distinguant  les étapes. Cette « visualisation créatrice » peut évidemment être intégrée à un yoga nidra

Cette stratégie-là devrait être enseignée dans toutes les écoles et à tous les jeunes empêtrés dans le mal-être.  Elaborer un projet puis s’y engager n’est-il pas le meilleur moyen de sortir de la dépression ? Et pour déterminer cet objectif, on apprendra la manière de se relier à soi, au centre profond, symbolisé dans les Upanishads par le voyageur dans la diligence qui connaît la destination du périple. Le plus souvent, ce voyageur tombe dans l’oubli, les chevaux tirent dans toutes les directions et le cocher tombe dans l’ivresse des attractions environnantes. Ou alors, faute de pilote, les chevaux tournent en rond dans un petit périmètre et tout l’équipage s’ennuie.

Le fait de se donner des objectifs et de se mettre en marche pour les atteindre renforcera aussi l’estime de soi. Quand on est orienté vers une cause à venir, on se transcende. On ne végète plus dans son petit moi rabougri.  

Une phrase en guise de conclusion : arrêtons de déprimer et de marcher sur la tête.  Commençons à réparer la trame du monde en tissant des liens nouveaux ! Tel est le secret de la vraie joie.

 

Jacques de Coulon


 
[1] Cf. https://www.unicef.ch
[2] Rimbaud, Les Illuminations, Gallimard, 1984, p. 158.
[3]  Amin Maalouf, Les identité meurtrières, Paris, le Livre de Poche, 2001, p. 25.
[4]  René Daumal, Le Mont Analogue, Paris, Gallimard, 1981, p. 37.
[5] Sdrja Popovic, Comment faire tomber un dictateur, Paris, Payot, 2017, pp. 235 et 237.

Jacques de Coulon

Ancien recteur, philosophe et auteur de nombreux ouvrages, Jacques de Coulon a contribué à la fondation du RYE en 1978

Gestion des cookies