Depuis 1978, nous avons eu à cœur d’être fidèles aussi bien à la tradition du yoga qu’au principe de laïcité sur lequel repose notre système scolaire, miroir de la société républicaine. Nous montrerons ici que le yoga, dans son sens le plus noble, est non seulement compatible avec la laïcité mais qu’il permet son bon fonctionnement en éduquant à la liberté.
« La laïcité, c’est la neutralité de l’État entre les religions » disait Ernest Renan. Le pouvoir ne promeut aucune croyance religieuse ni aucune autre idéologie. À la fin du 18e siècle, Emmanuel Kant dénonçait déjà les régimes qui veulent faire notre bien en nous imposant une religion ou une philosophie. « Le Souverain veut rendre le peuple heureux selon l’idée qu’il se fait du bonheur et il devient un despote » écrit Kant. Pour lui, toute confusion entre le religieux et le politique vire au despotisme totalitaire. D’où la règle de la laïcité qui s’énonce par ces quelques mots : la séparation entre religion et politique.
Sur quoi se fonde alors l’État qui organise la société ? Sur quelle valeur ? Sur la liberté, répond Kant. Chacun est libre de choisir sa propre conception de l’existence et la façon dont il sera heureux, à condition de respecter la liberté d’autrui. L’État n’impose aucune vision du monde. Il n’a qu’une seule tâche : garantir un maximum d’autonomie pour tous. Tel est le principe de la coexistence des libertés que le pouvoir fera respecter. La liberté du citoyen s’arrête là où commence celle de l’autre.
Face aux diverses croyances et conceptions de la vie, l’État reste neutre à condition que personne n’abuse de sa liberté en cherchant à imposer son point de vue. Mais il s’agit là d’une neutralité active car les autorités doivent veiller à ce que chacun puisse se déterminer en pleine connaissance de cause et en toute conscience. Il s’ensuit qu’une éducation laïque digne de ce nom implique la découverte et le développement de l’être profond, de ce noyau de liberté qui rayonne à la source de la conscience et qui nous permet de nous donner notre propre loi (autonomie) pour inventer notre existence. C’est ici qu’intervient le yoga : son rôle est de donner à l’enfant (puis à l’adolescent) des outils de discernement et de connaissance de soi afin qu’il puisse ensuite conduire sa vie.
Un régime laïque suppose par définition une éducation basée sur la liberté et rejetant toute forme d’endoctrinement. Dans cette optique, comment définir l’objectif principal d’une école laïque ? Par la notion d’épanouissement personnel que Nietzsche résume dans cette célèbre formule : « Deviens ce que tu es ! » Or l’élève, comme son nom l’indique, doit encore s’élever pour devenir progressivement ce qu’il est appelé à être et jouer sa propre note dans le grand concert de la vie. Ce qu’il est vraiment se trouve dans l’avenir, devant lui, comme une potentialité.
Aristote, maître d’Alexandre le Grand, l’affirme aussi : à sa naissance l’être humain est en puissance ce qu’il est censé devenir. L’éducation consiste à développer ses possibilités, à les « actualiser » pour qu’il puisse exercer son métier d’homme au sein de la cité. C’est également le but du yoga qui vise la « réalisation de soi ». Les deux principales définitions du yoga expriment clairement cette orientation.
Celle de Patañjali, d’abord : « Le yoga est le calme des vagues du mental. » Pourquoi apaiser ces eaux tumultueuses ? Pour mieux voir la perle qui se trouve au fond de la mer et qui symbolise justement l’être profond, le soi. Dans les Upanishads et la Bhagavad-Gîta, le yoga s’explique par son étymologie : la racine sanscrite yug qui a donné en latin le verbe jungere puis en français les termes « joindre » et « jonction ». Le yoga nous apprend à relier nos différents niveaux de conscience pour découvrir le soi. L’image de la diligence nous montre l’importance de cette jonction : « Sache que le soi, le noyau de l’être, est le chef de la diligence, le voyageur à l’intérieur, affirme l’Upanishad. Le corps est le chariot, l’intellect le cocher et les chevaux sont les sens. » (Katha Upanishad, 3-3). Jamais on ne trouvera ce voyageur qui donne sens à la vie, si l’habitacle (le corps) est vermoulu, si les chevaux (les passions mues par les 5 sens) courent chacun de leur côté ou si le cocher reste endormi. Le voyageur ne pourra se manifester que s’il existe une bonne coordination entre le cocher et les chevaux tirant une diligence en bon état.
Le rôle du yoga est de permettre cette jonction avec soi-même et de donner ainsi à l’élève les moyens de réaliser ses potentialités pour devenir ce qu’il est en réveillant ce voyageur qui se trouve en lui et qui connaît le but du voyage. Un voyage différent pour chacun d’entre nous puisque les êtres humains se réaliseront chacun à leur manière : un tel s’épanouira dans l’économie, un autre dans les soins, un troisième en se retirant à la campagne pour élever du bétail etc. Chacun aura ses propres convictions : un tel sera bouddhiste, un autre athée, un troisième chrétien etc. Encore faut-il donner à tous les moyens de découvrir leur mission, leur conception de la vie, leurs vrais intérêts ! Tel est le but à la fois du yoga et d’une éducation laïque car, comme le dit Nietzsche, nous restons trop souvent des moutons au sein d’un troupeau, plutôt que de cultiver notre autonomie et notre créativité.
Fort bien, dira-t-on, l’épanouissement personnel ou l’autonomie sont de beaux concepts mais comment les concrétiser ? Ces valeurs sont des objectifs et le yoga permet précisément de les réaliser en nous aidant à développer des compétences comme la coopération, la concentration ou la faculté de se relaxer. Ces aptitudes correspondent d’ailleurs aux étapes de Patañjali. Elles peuvent certes être utilisées dans une optique spirituelle mais tout aussi bien pour gérer une entreprise avec efficacité, pour exercer le métier d’infirmière ou devenir un bon avocat. Bref, ces qualités sont les bases d’une vie réussie, quelle que soit l’orientation que nous lui donnions. Il convient donc de distinguer deux niveaux :
– Le but du yoga à l’école : devenir ce que nous sommes dans une société laïque fondée sur la coexistence des libertés.
– Le moyen pour y parvenir : la méthode du yoga développant des capacités telles que savoir vivre avec les autres (yama), se désencombrer (niyama), habiter son corps (asana), gérer ses émotions (pranayama), se détendre et s’intérioriser (pratyahara), se concentrer (dharana), savoir assimiler une matière (pratyahara, dharana) ou encore apprendre la distanciation pour aiguiser son esprit critique (dhyana).
À l’évidence, ces compétences obtenues par la pratique du yoga sont totalement conciliables avec la laïcité. Mieux, elles permettent son bon fonctionnement en induisant une clarté d’esprit dissipant les brouillards de l’obscurantisme et de la manipulation. Alors le yoga n’est plus orienté par une vision religieuse ou philosophique. Il est simplement au service de la personne pour qu’elle grandisse harmonieusement.
En 2012, des parents de Zürich ont saisi le Tribunal fédéral suisse pour demander que leur fils soit dispensé d’un cours comprenant des exercices de yoga. Ils se disaient heurtés dans leur foi chrétienne. Le Tribunal fédéral les a déboutés. Pour les juges de la plus haute instance juridique du pays, le yoga à l’école ne contredit pas le principe de laïcité. « Dans le cas des exercices de yoga, il n’est pas question d’un acte de confession dans le cadre d’un cours de religion, précisent les juges, mais uniquement d’exercices de relaxation qui peuvent être pratiqués sans violer la neutralité confessionnelle. » (Arrêt 2C_897/2012 du 14 février 2013).
Par contre, Le Tribunal fédéral ajoute qu’il reconsidérerait sa position au cas où des bâtons d’encens ou de la musique sacrée seraient introduits en classe. Au RYE, nous avons toujours veillé scrupuleusement à ne pas faire usage de mantras religieux ou de malas (bracelets ou colliers) qui pourraient être rattachés à une spiritualité orientale.
Cet avis du Tribunal fédéral fait autorité dans toute la Suisse et fut repris dans différents cantons, comme à Fribourg ou à Genève. En 2017, la Direction de l’Instruction publique de la République de Genève éditait une brochure officielle à l’intention de tous les enseignants intitulée La laïcité à l’école. Concernant la pratique du yoga dans le cadre scolaire, on peut y lire : « Des parents chrétiens souhaitant que leur fils soit dispensé d’un cours incluant des exercices de yoga au motif que ce dernier serait une pratique religieuse hindouiste (cas examiné par le Tribunal fédéral) doivent se voir opposer une fin de non-recevoir » (p. 23). On ne saurait être plus clair : les autorités genevoises distinguent clairement le yoga de la religion hindoue et le considère comme une méthode laïque.
On montrera aussi que le yoga se marie bien avec nos sociétés laïques en constatant qu’il n’est pas inféodé à une religion ni à une vision du monde déterminée. Trop de gens, mal informés, l’enferment dans l’hindouisme ou dans un système philosophique oriental. Certes, le mot « yoga » vient du sanscrit et c’est en Inde que cette discipline est la mieux conservée. Il n’en demeure pas moins qu’il existe un yoga tibétain ou égyptien et que nous retrouvons des pratiques yogiques dans le soufisme, chez les moines du Mont Athos de tradition chrétienne ou dans les écoles de sagesse de l’Antiquité comme le stoïcisme.
Je considère Edmund Husserl, fondateur de la phénoménologie au siècle dernier, ou Don Miguel Ruiz, l’auteur des Accords toltèques, comme de grands yogis. Au début des années 70, j’ai découvert le yoga dans une école copte fondée par un Égyptien, Hamid Bey. Dans la première édition du livre issu de ses enseignements et qui fut à la base du RYE, Éveil et harmonie de l’enfant, on ne trouvait même pas le mot « yoga ». Ce n’est que dans un deuxième temps, après ma rencontre avec Micheline Flak et la préface de Swami Satyananda, que le terme « yoga » y apparut. Dès le départ, le RYE eut donc deux racines : l’une indienne et l’autre égyptienne. De nombreux exercices pratiqués de tout temps au RYE, comme « le chandelier », « le vase du pharaon » ou « le moulin » viennent d’Égypte.
Dans son remarquable livre intitulé Sure Ways to Self Realization (voies sûres vers la réalisation de soi), Swami Satyananda expose avec brio l’universalité du yoga qui a fleuri dans toutes les cultures. Il fut utilisé dans des religions ou des philosophies aussi différentes que le samkhya (chez Patañjali), le vedanta, le bouddhisme, le christianisme de l’Église d’Orient (Pères du désert), voire dans les Méditations de Descartes pratiquant le retrait des sens pour aboutir à la certitude du « je suis ; j’existe ». Le yoga est une méthode universelle qui s’applique à toute quête d’accomplissement, religieuse ou non. On peut s’en servir pour dépasser son niveau de conscience, pour mieux prier, pour apprendre plus efficacement ou simplement pour doper son énergie. Le yoga offre un protocole pratique pour devenir soi-même. Dans ce sens, il apparaît comme une science expérimentale et non comme une foi.
Avec Micheline Flak, nous avons passé des années à désenclaver le yoga des religions ou des métaphysiques qui occultaient trop souvent sa simplicité cristalline. Parfois contre vents et marées, nous avons tenu à conserver le mot « yoga » car aucun autre terme ne recouvrait ce que nous faisions pratiquer à nos élèves. Nous voulions libérer le yoga des religions et des systèmes métaphysiques pour le mettre au service du plein épanouissement de la personne, finalité d’une éducation laïque. Il convient cependant d’éviter un autre écueil : l’oubli de la tradition pour se dissoudre dans les modes contemporaines. Le yoga devient alors une énième recette de développement personnel à laquelle on donnera un nom aguicheur.
Le yoga est une méthode scientifique qui s’est transmise de génération en génération et de maître en maître, comme on le voit par exemple avec la lignée Shivananda, Satyananda et Niranjanananda qui remonte à des temps immémoriaux. En voulant nier cette chaîne de transmission, on se coupe des sources et de leurs énergies. Le courant ne passe plus si l’on coupe le lien avec la centrale, parfois lointaine.
Le yoga pratiqué au RYE apparaît comme une ligne de crête surplombant deux précipices : la soumission à une religion et l’oubli de la tradition du yoga en voulant concocter sa propre mixture de techniques sophistiquées.
En guise de conclusion, voici un exercice illustrant bien un yoga visant à cultiver certaines aptitudes d’épanouissement personnel au sein d’une école laïque :
– Posez devant vous une feuille blanche au centre de laquelle vous écrivez la qualité que vous désirez acquérir. Par exemple : la confiance en soi.
– Après vous être recentré en habitant votre corps puis votre souffle, tracez une flèche du milieu de la page vers le haut (midi) et notez une posture correspondant à cette aptitude, par exemple le « pharaon debout » pour incarner la confiance en soi.
– Tout autour de cette inscription posturale et dans le sens des aiguilles d’une montre, notez au bout de flèches des situations où vous vivez la qualité recherchée. Par exemple, pour la confiance : « Je parle avec assurance en présence de l’examinateur », « J’ai toutes les capacités pour résoudre aisément ce problème de maths » ou « J’ose poser des questions si je ne comprends pas ».
– Adoptez maintenant la posture en rapport avec l’attitude désirée.
– Après avoir relu l’ensemble, fermez les yeux et détendez-vous en prenant conscience du corps puis en observant votre respiration. Revivez ensuite mentalement et successivement les diverses situations en vous les représentant le plus clairement possible sur la scène de votre esprit.
– Reprenez conscience de votre corps physique avant d’ouvrir les yeux. Vous pouvez réaliser une seconde fois la posture.
J’ai souvent fait pratiquer à mes élèves cet exercice de développement des aptitudes qui correspond si bien à l’esprit du yoga. Il devrait être répété jusqu’à l’obtention de la qualité requise.
Jacques de Coulon