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L’attention sans tension pour réussir à l’école… et dans la vie

29/10/2016 | La chronique de Jacques de Coulon

Sans capacité d’attention, impossible d’apprendre quoi que ce soit ! Simone Weil affirme à juste titre que « la formation de l’attention est le but véritable et presque l’unique intérêt des études. » Dès les débuts du RYE, nous avons insisté sur cette faculté et le dernier stage d’Evian s’intitulait : Développer l’attention, un défi éducatif. Or aujourd’hui, notamment chez les jeunes, l’attention subit de multiples assauts : ne sommes-nous pas invités à longueur de journée à nous disperser par maintes applications et publicités sur nos écrans qui sapent en fait l’application à nous concentrer sur notre travail ? Et ne sommes-nous pas poussés à l’obsession pour tel nouveau produit qu’il faut absolument acheter sous peine d’être ringardisés ? Nous évoluons souvent en pilotage automatique, comme des machines ou des zombies dirigés de l’extérieur.

 

L’attention, c’est d’abord être là, dans la présence du présent, au lieu de dériver sur le flot des pensées ou sur un écran qui s’ouvre sur mille facettes virtuelles. Par exemple, lors d’une promenade en forêt, sentir son corps, écouter le chant des oiseaux, admirer le sous-bois plutôt que de se perdre dans des élucubrations mentales ou de caresser un écran. N’est-on pas fréquemment absent à soi-même ? L’attention commence par le rappel de soi. Comment sonner ce rappel ? Par l’observation de soi-même en diverses circonstances sans se laisser disséminer à tous vents en se faisant happer par n’importe quel hameçon extérieur. On s’agite, on se disperse mais on pense trop aussi. D’où cette définition de l’attention par Simone Weil : « L’attention consiste à suspendre sa pensée, à la laisser disponible, vide et pénétrable à l’objet. » Apprendre à faire le vide, à se désencombrer mentalement pour laisser ensuite l’objet se présenter pleinement, en toute présence d’esprit : tel est l’exercice préalable pour entraîner l’attention. Dans ce but, je propose à mes élèves la pratique du vent qui chasse les nuages qui se vit comme suit :

Assis, dos droit, fermez les yeux et ressentez les endroits de votre corps en contact avec quelque chose : pieds et sol, fessiers et chaise, paumes des mains posées devant vous, langue dans la bouche, lèvres, paupières… tout le corps dans l’espace. Et ce corps respire : sentez le souffle dans la poitrine puis dans les narines, sans le modifier. Enfin, paupières détendues, observez la légère luminosité dans l’espace frontal.
Prenez conscience de votre voûte crânienne ; imaginez qu’elle est votre voûte céleste. Pour le moment, ce ciel est traversé de nombreux nuages : noirs, blancs, roses…Ils représentent toutes les pensées qui vous encombrent. Quand je vous le dirai, vous vous boucherez les oreilles et vous imiterez le son du vent en modulant un « fffff ». En même temps, vous remarquerez que ce vent chasse progressivement les nuages jusqu’à ce que les cieux soient totalement dégagés et qu’au zénith brille un magnifique soleil dans l’azur pur. À vous de jouer !
Les élèves débouchent ensuite les oreilles, reprennent conscience de leur corps puis ouvrent les yeux.

Simone Weil souligne aussi que « l’attention n’est pas une espèce d’effort musculaire. ». Elle s’opère dans la détente, sans aucune tension. « Les élèves n’ont fait attention à rien s’ils ont froncé les sourcils et contracté leurs muscles », précise-t-elle. Dans le mot « attention », on entend « attente » ce qui fait dire à Simone Weil que « les biens les plus précieux ne doivent pas être cherchés mais attendus ». Ce n’est pas en se crispant sur un objectif ou sur une notion à apprendre que l’on parviendra à ses fins. L’attention ne fleurira que sur le terrain dégagé du lâcher prise et de la disponibilité.

Hamid Bey, mon Maître égyptien, disait que l’attention était la conscience voyageant par le canal des cinq sens. En entraînant l’attention, nous veillerons donc à solliciter aussi bien la vue que l’ouïe, l’odorat, le toucher ou même le goût. Par exemple, être attentif à une pomme, c’est admirer sa forme et ses couleurs, humer son odeur, la toucher, la goûter, écouter les sons quand on la croque. Il n’est certes guère possible de procéder ainsi pour tout objet mais ne nous contentons pas de la seule vision ! Et n’oublions pas les sens intérieurs ! Pour la pomme, on la visualisera mentalement sur son arbre, on l’écoutera tomber sur le sol, on la ramassera en sentant son contact avec la main… Hamid Bey affirmait aussi que « là où va l’attention, là va l’énergie. La sensation suit l’attention et se retire quand elle disparaît. » Par conséquent, la personne souhaitant vivre intensément sa vie cultivera son attention. Dans le cas contraire, elle végétera à la surface d’elle-même et du monde en traînant son spleen au fil du temps, incapable d’émerveillement. Mon Maître distinguait quatre formes d’attention :

L’attention flottante ou le regard panoramique : j’observe mes perceptions et mes pensées en pleine conscience mais sans me fixer sur quoi que ce soit, comme le poète Apollinaire sur le Pont Mirabeau qui voit passer la Seine et ce qu’elle charrie : bateaux, bouts de bois ou tout autre objet. Simone Weil, elle, parle de gravir une montagne. Je me retrouve finalement à la cime d’où je vois l’ensemble du paysage. En étant attentif, écrit-elle, je suis « comme un homme sur une montagne qui, regardant devant lui, aperçoit en même temps sous lui beaucoup de forêts et de plaines ». Monter sur sa montagne intérieure, se tenir sur le Pont Mirabeau : ces deux images se complètent. On commence par prendre de la hauteur, du recul, puis on observe le défilé des contenus de conscience. Que de fois ai-je proposé cette pratique à mes élèves pour qu’ils s’élèvent ! Après avoir ressenti leur corps, leur souffle et leur espace frontal, ils se postent en témoin au point source de leur esprit (sommet de la montagne) et regardent passer leurs perceptions sur la scène (la Seine) de leur conscience. En toute décontraction. Parfois je leur demande d’imiter le pêcheur à la ligne en s’arrêtant un instant sur une pensée agréable avant de la relâcher dans le flux.
L’attention focalisée ou sélective : je décide de me fixer sur un seul Je concentre le faisceau de ma perception comme un rayon laser centré sur un point et cette forme d’attention s’appelle concentration. Elle comprend trois phases : je commence par sélectionner un sens (par exemple la vue s’il s’agit d’un film ou d’un texte à lire) ; je l’intériorise en observant l’espace frontal ou une image mentale puis en remontant au point source ; enfin je focalise toute mon attention visuelle sur l’objet voulu (film ou texte). Hamid Bey distinguait aussi la concentration réceptrice et la concentration émettrice. Je peux contempler ce pommier ou cette flamme en accueillant toutes leurs caractéristiques (concentration réceptrice) ou projeter mentalement un arbre ou une bougie avec précision (concentration émettrice). Ces deux types de concentration sont complémentaires et doivent être développés simultanément dans l’apprentissage. Par exemple, l’élève lira une liste de vocabulaire en s’imprégnant des mots (concentration réceptrice) puis il se les répétera mentalement en les visualisant (concentration émettrice).
L’attention à l’autre : c’est un cas particulier de l’attention sélective dans son aspect de concentration réceptrice qui se tourne vers autrui. Comme le dit le sage chinois Lao Tseu, nous sommes incapables d’accueillir vraiment l’autre si notre chambre intérieure est encombrée d’un fatras d’objets : meubles poussiéreux, piles de journaux, toiles d’araignées. Commençons par faire place nette en libérant la pièce pour qu’autrui vienne y habiter ! Simone Weil le dit admirablement : « Dans un regard attentif, l’âme se vide de tout contenu propre pour recevoir en elle-même l’être qu’elle regarde, tel qu’il est. » Concrètement, mes élèves se sont exercés à cette forme d’attention en apprenant à reformuler le point de vue d’un camarade après avoir fait silence en eux pour l’écouter.
L’attention multiple : ici, je me concentre sur plusieurs choses en même temps, ce qui est de plus en plus demandé à l’époque actuelle. Ainsi, beaucoup de jeunes consultent un mail tout en mangeant et en participant à une conversation, ce qui suppose d’être capable de partager son attention : un tiers pour la messagerie, un tiers pour le repas et un tiers pour les propos tenus. Le problème est que presque personne n’est entraîné à cette démultiplication de l’attention. Face à cela, deux réactions possibles : soit on déplore cette dispersion en critiquant le monde actuel, soit on décide de faire front en développant l’attention multiple. Cette seconde façon de réagir était déjà celle de Hamid Bey il y a cinquante ans. Il préconisait d’abord d’exercer intensément les deux premières formes d’attention (observation du flux et focalisation sur un seul objet) avant de pratiquer l’attention multiple. Pour cette dernière, il proposait de commencer par diviser en deux le faisceau de la conscience. Exemples de pratiques : recopier un texte tout en comptant ses respirations ou colorier un mandala en étant attentif aux bruits (oiseaux, voitures, souffle dans les narines…).
En conclusion, le développement de l’attention s’avère vital pour l’être humain. Si cette faculté s’étiole, il risque tôt ou tard d’être dépassé par une machine plus performante le reléguant au musée des antiquités. L’attention, sous toutes ses formes, est donc l’avenir de l’homme.

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